Cadavre exquis à Singapour

Concours, Écrits

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L’ascenseur arrive d’au-delà du 150ème étage, le dôme des cultures. Les chiffres défilent à toute vitesse, la cabine ne doit pas transporter d’humains. Jia-Xin lève les yeux et la voit arriver dans le tube transparent puis s’immobiliser en douceur devant elle. La porte s’ouvre. Elle se glisse à côté du convoyeur automatique et sélectionne le -47, dans les étages commerces et restauration. Tandis que la porte se referme, comme ses paupières délicates ourlées de brillants, elle prend une profonde inspiration et se laisse envahir par le parfum merveilleux qui émane du convoyeur : une toute fraîche récolte de coriandre !

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« Boom », « clic », « chut », les bruits s’éparpillent dans la rue, faisant se retourner les passants. Un sourire caché par un masque et un signe de la main envoient une invitation à entrer et à commander. Le ciel sombre rappelle qu’il est l’heure d’un repas bien mérité après une journée de folie. Homme, femme, famille, couple passent et s’arrêtent attirés par les odeurs et les couleurs vives du restaurant. Ils choisissent leur plat et sauce. Le cuisinier retourne à ses fourneaux et le bruit recommence.

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Dans la cuisine exiguë de son restaurant, Yong songe au Singapour de son enfance. Il a toujours aimé ce petit restaurant coloré et authentique, ouvert par son grand-père un 9 août, jour anniversaire de l’indépendance de Singapour.
Il pense dans un sourire aux tentures brodées du restaurant, derrière lesquelles il aimait se cacher et respirer les belles effluves parfumées de coriandre, de curcuma et d’anis étoilé.
Le jeune couple installé à la table 9 commande à la hâte une omelette aux huîtres, en évoquant avec émotion le spectacle envoûtant de Son et Lumière du jardin futuriste de Gardens by the Bay.

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Si le chef Yong avait autant de succès, cela ne tenait pas tant à la qualité ou l’originalité de sa cuisine qu’à son légendaire sourire. Loin d’être un virtuose du mélange des saveurs ou un technicien de la découpe, ses fidèles clients venaient avant tout pour ce mouvement de lèvres, ce sourire qui leur redonnait espoir et illuminait les moments les plus sombres de leur vie. Pourtant, le cuisinier n’avait pas toujours été cet homme bienveillant et plein de compassion, bien au contraire. L’homme qu’il s’apprêtait à servir à la table 9 allait le replonger dans les heures les plus chaotiques de son parcours personnel, là où aucune main ne lui avait été tendue et où le concept même du sourire lui était étranger.

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Souriant, Yong s’avance allègrement vers le couple attablé et décèle, effaré, les traces d’un ancien tatouage de dragon étranglant l’annulaire de l’homme. Sans sourciller, il dépose alors les plats, esquisse un sourire et, malgré son souffle coupé, son cœur en pagaille, repart placidement se réfugier dans le coin de la cuisinière où son grand-père le camouflait lorsqu’il était petit. Soudain, ses sens entrent en effervescence : l’odeur d’opium de son père addict des fumeries, jusqu’alors enfouie sous ses subtils mariages d’épices et de coriandre, s’empare de lui, le visage en pleurs de sa mère vendue au bordel pour acquittement des premières dettes se reflète sur la hotte, le sang qu’il a tant peiné à effacer lui brûle les mains ! Un bruit étouffé approchant le fait sortir de son cauchemar, il penche la tête, le membre des Triades, table 9, le regarde…

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Ces images s’évanouissent dans les fumerolles de son wok. Yong n’a pas le droit de se laisser aller à la rêverie. Son échoppe dans ce hawker center en plein coeur de Singapour, dans un quartier d’affaires est le fruit d’un combat générationnel. Depuis la cuisine ambulante de son arrière-grand-père à l’installation de ce stand ici, que d’épreuves surmontées ! Des cris l’interpellent ; les clients arrivent nombreux, s’installant indifféremment autour des tables en plastique colorées. D’une main il lance un wok, les effluves chatouillent aussitôt ses narines. De l’autre il hache menu légumes, poulet, crevettes. Sans oublier de remuer vivement le second wok d’où s’échappent fumée et flammes. D’un tour de main maitrisé il dépose dans une assiette le met réalisé. Et hop la valse continue à un rythme frénétique. Sa discrétion courtoise bien dosée comme sa cuisine d’ailleurs est appréciée de ses habitués.

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Jia-Xin ne fait pas partie de ses habitués, visiblement elle n’est pas là pour la cuisine.
Et ne rêve, depuis sa sortie de la Tour 2046, que d’effacer à jamais le sourire de Yong afin qu’elle le retrouve. L’homme de la table 9 n’a pas le temps de se rendre compte qu’il est déjà mort, la tête gisant dans son plat de nouilles sautées, qui ne s’attendaient pas à autant de condiments. Sa compagne, a tout juste le temps de savourer son plat favori avant de rendre l’âme, affalée dans une pose grotesque, une paire de baguettes au travers de la gorge.
Yong compte les minutes et voit sa dernière heure sonner.
Jia-Xin s’approche et lui souffle : « n’oublie pas qu’un jour toi aussi tu vas mourir »

Gaëlle Rosaz, Laurine Charlet, Pascale Dittmar, Nicolas Bosc, Anne-Marie Nguyen, Martine Gimenez, Jean-Pierre Gimenez

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