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La déesse du curry *
Récemment, un gardien du temple de Konarak a fait la une du Times of India et de tous les journaux, revues scientifiques ou non de la planète.
* Curry : mélange d’épices indien, composé de piment et d’autres épices pulvérisées.
(Le Robert)
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Il a trouvé fortuitement une statue représentant une déesse non répertoriée dans le panthéon indien qui compte pourtant plus de deux millions de déités, avatars, réincarnations et autres divinités en tous genres.
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Les archéologues indiens et du monde entier se sont trouvés face une énigme : qui était cette déesse de pierre aux formes généreuses coiffée d’un chignon dégageant largement sa nuque, tenant dans sa paume droite un pot de riz et de l’autre un imposant monticule.
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Les médias, tout comme les politiciens, les religieux et les archéologues en profond état de sidération se sont immédiatement emparés de cette nouvelle extraordinaire, tout le monde en Inde ayant sa propre théorie. Ne dit-on pas que deux Indiens suffisent à créer trois partis !
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La déesse oubliée de l’histoire était-elle hindoue ?
Les brahmanes se plongèrent dans les textes sacrés de la Bhagavad Gita à la recherche d’indices. Bouddhistes, sikhs, musulmans, jaïns, parsis, animistes et même quelques chrétiens ne furent pas en reste. Tous unis pour une fois.
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Monsieur tout le monde et de madame en particulier s’en mêlèrent, et même certains théoriciens du complot – par principe, même s’ils en sont encore à se demander où se trouvait le complot – Mais laissons la parole à Arjun son découvreur :
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Après un repas composé de dhal, d’une belle samossa petits pois, pommes de terre et oignons jaunes dont ma femme conserve jalousement la recette, transmise par la mère de sa mère, qui la tenait elle-même de son arrière-grand-mère qui… l’avait conçue,
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et luxe suprême d’un pilon de poulet tandoori « Sorry, I’m not veg » accompagné de plusieurs chapatis, d’un piment rouge, de deux verts et de riz blanc, sans omettre le chutney mangue coriandre que j’adore, suivi d’une sieste bien méritée. Je vous passe les détails.
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Alors que j’arpentais l’allée sud du temple du soleil comme chaque jour, 7 jours sur 7 et 365 jours par an, mes pieds ont buté sur ce que je pensais être une racine du banian géant. Les dernières pluies de mousson, particulièrement violentes, l’ayant mise à nu.
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Encore groggy, je me relevais à grand peine, mon front orné d’une bosse digne de la coupole du Taj. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque je découvris la cause de ma chute, une main tendant les doigts au ciel. Je commençais à la dégager. Quelques minutes plus tard,
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j’avais mis à jour un buste. Ravi de ma découverte, je courais prévenir mon ami Veeru, lui aussi gardien, qui prévint à son tour le sous-intendant, puis le super-intendant qui ne manqua pas d’en informer le directeur du site puis le chef de la police et l’archéologue en chef.
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Une heure plus tard, la nouvelle était dans les mains du chef de district qui l’a remis directement au chef de l’Etat de l’Odisha.
Le soir elle arriva aux oreilles du Premier ministre.
Le lendemain elle n’était plus une nouvelle pour personne.
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Durant une semaine, les visites à la statue furent incessantes. Le sous-intendant, le super-intendant, le directeur, le chef de police, l’archéologue, le chef du district, le chef de l’Etat s’invitèrent et, même le Premier ministre prit le premier avion pour se rendre à Konarak.
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Halte touristique, Konarak, jolie petite ville de 20 000 âmes, à proximité du Golfe du Bengale ne possède toutefois pas d’aéroport. Le plus proche est celui de Bhubaneswar, capitale de l’état distante de 60 kilomètres. Mais de tourisme, il ne fut absolument point question.
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Une Ambassador officielle attendait le Premier ministre. Le trajet prit un peu moins d’une heure, là où il en prend généralement deux. La vue des fanions nationaux qui flottaient à l’avant du véhicule, aidée des coups de klaxons compulsifs du chauffeur,
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et des 19 voitures de police toute sirène dehors, en disaient suffisamment long sur l’importance du personnage qui se trouvait à l’intérieur, et de l’importance de laisser passer le convoi, sous peine d’ennuis irrémédiables.
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Un cycliste ne dut son salut qu’à un passage forcé par le fossé, une moto Royal Enfield Bullet n’eut pas cette chance et finit dans le décor, un conducteur de char à bœufs repartit avec son char mais sans son bœuf. Et une vache n’eut la vive sauve que parce qu’elle était sacrée.
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A déplorer uniquement, une chèvre qui, visiblement n’avait pas été tenue au courant ou qui n’en avait que faire, fut la victime collatérale malheureuse d’un franchissement intempestif d’une ligne blanche, si toutefois cette dernière avait existé. « Horn Please »
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Inutile de préciser qu’aucun des gardiens ne fut invité.
Désormais entreposée dans leur vestiaire, ils avaient tout loisir, chaque matin en enfilant leur tenue réglementaire et chaque soir en remettant leur dhoti, d’admirer la beauté de la statue.
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Ils en connurent bientôt tous les traits, son front gracile, ses doigts délicats, la finesse de ses paupières, l’opulence de sa poitrine. La moindre courbe ou forme, n’eut plus aucun secret pour eux. Et ce qui devait arriver arriva, ils tombèrent amoureux de la statue de pierre.
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Six mois s’écoulèrent, les journées torrides succédèrent aux journées pluvieuses, les nuits fiévreuses aux nuits fraiches.
Seuls quelques historiens cherchèrent encore, la une devint un entrefilet dans le journal local, il semblait que tous l’avaient oubliée. Presque tous.
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C’était sans compter le zèle d’un certain haut fonctionnaire, appuyé il est vrai, par un directeur de musée ambitieux et suffisant. Ambition qui devait le porter, dans un avenir, qu’il espérait très proche, aux plus hautes fonctions. Ami personnel d’un personnage très haut placé.
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Lorsque la missive émanant des services du Premier ministre atterrit sur le bureau du Chef de l’Etat, il évita les arcanes méandreuses de l’administration, qu’il savait particulièrement retors, pour décrocher son téléphone et s’adresser directement à qui de droit,
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Le directeur du site s’empressa d’en faire de même afin de prévenir hiérarchiquement du sous-intendant au chef du district. Histoire de leur faire remonter la pression qu’il avait accumulée à la lecture du courrier. La baromètre indiquait 40°C, à l’ombre. La fenêtre de
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son bureau donnait sur le Temple du Soleil. Erigé au XIIIe siècle par de formidables bâtisseurs, artisans-poètes de la pierre, le site était désormais classé depuis 1984 au patrimoine Mondial de l’Unesco.
Un sentiment d’orgueil l’envahit, suivi d’une incommensurable tristesse.
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Foutu job. La statue devait être expédiée sine die au Musée National de Delhi.
Encore une décision inique prise par des fonctionnaires de la capitale, plus intéressés par leur carrière que par le sort d’une modeste ville de province. Il déversa une partie de sa colère,
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sur le domestique chargé de lui apporter son tchaï, qui, une seconde plus tôt, avait renversé la quasi-totalité du verre sur son pantalon neuf. A nouveau, il regarda par la fenêtre. Par les saintes Upanishad, il en faisait le serment : La Joconde de Konarak allait rester ici.
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Il convoqua l’ensemble des gardiens – qui se résumait à deux, faute de budget plus conséquent. En cause les foutus fonctionnaires cités plus haut. Veeru et Jai lurent comme dans un livre ouvert la gravité de la situation sur le visage de leur supérieur Thakur Baldev Singh.
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Eux non plus, comme dans Sholay, n’étaient pas prêts à laisser partir leur Basanti. A la voir exposée sous mille feux telle une star de Bollywood, manipulée par mille mains, fussent-t-elles de scientifiques, analysée par mille ordinateurs qui fouilleraient son coeur de pierre.
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Konarak compte, depuis peu, un nouveau restaurant. A un jet de pierre du bureau du directeur du site. D’ailleurs ce dernier s’y rend régulièrement.
Poissons de mer ou d’eau douce, crevettes, volailles, légumes les plus divers, s’accommodent dans une explosion des sens avec
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des feuilles de coriandre fraiche, graines de moutarde, citron jaune ou vert, tomates de saison et pommes de terre vieilles, lait de coco fraîchement pressé, gingembre râpé, cannelle, curcuma et cardamome, cumin en poudre, poivrons et piments rouges ou verts, et clous de girofle.
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Temple de la gastronomie, le restaurant La déesse du Curry accueille avec dévotion à toute heure du jour et ce jusqu’à minuit, ses adorateurs. Car la spécialité ici, c’est le curry et rien que le curry. On y sert, dit-on, le meilleur de toute la région.
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Onctueux et suave comme une nuit d’été, à la fois doux et parfumé comme un matin de printemps, parfois piquant souvent relevé toujours savoureux.
Malgré l’affluence, chaque convive, se doit de déposer en entrant quelques grains de riz ou une guirlande de fleurs odorantes
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sur une déesse de pierre. La patronne, aussi cuisinière en chef, et que tout le monde quand elle a le dos tourné appelle affectueusement Basanti, elle, se charge chaque matin de déposer méticuleusement une poignée de curry.
Si vos pas vous mènent dans la région,
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arrêtez-vous à la Déesse du Curry appelée parfois la Joconde de Konarak par les habitués, passez le bonjour aux serveurs Jai & Veeru, vous aurez, qui sait, la chance de rencontrer le directeur du site qui se fera un plaisir de vous raconter l’histoire et la découverte de Konarak
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dans les menus détails. Ne vous formalisez pas s’il en omet certains, après tout c’est de l’histoire ancienne, et sa mémoire avec les années qui passent lui fait parfois défaut. Mais un conseil ou plutôt plusieurs : n’appelez jamais la patronne Basanti, cela la fout en rogne,
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ne vous avisez surtout pas de demander la recette de ce curry si délectable, la recette est plus secrète encore que celle du Coca Cola, jalousement gardée, transmise par la mère de sa mère, qui la tenait elle-même de son arrière-grand-mère qui… l’avait conçue,
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et sujet encore plus sensible de remarquer que la statue qui trône à l’entrée ressemble étrangement à celle décrite un peu plus haut.